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Bouddhisme et mysticisme technologique - La vie contemplative sous l'œil des neurosciences

Le 17-02-2022

Nous sommes "plus" que nous-même

En Europe, la pensée écologique se réduit souvent à l’écologie politique. Hormis en Allemagne et en Scandinavie, nous connaissons mal ou peu l’écologie profonde. Depuis l’essai de Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique (1992), l’écologie profonde a été malencontreusement assimilée à un antihumanisme ou à une forme d’écologie autoritaire, véritable menace pour la démocratie. La méconnaissance conduit à des jugements hasardeux et parfois à des substitutions.

 

Ainsi l’adjectif "profonde" disparaît-il souvent au profit de "radicale", avec la connotation péjorative que revêt l’expression "écologie radicale". En France, on arrive même à un tableau intriguant : au premier plan l’écologie politique devenue l’apanage des parties progressistes ; à l’arrière-plan, au tréfonds de l’horizon, l’écologie radicale et ses relents despotiques. Et si l’on daigne employer l’expression "écologie profonde", ce n’est pas sans cynisme pour un mouvement que l’on ne prend pas au sérieux. Au vrai, l’écologie profonde ne correspond en rien à cette caricature. Dans un pays où la plupart des philosophes tournent le dos aux sommes théoriques de l’Inde, il est possible que son image ait à souffrir de l’intérêt que porte son fondateur aux enseignements du Bouddha.

 

Contexte historique 

En 1962, Printemps silencieux de Rachel Carson éveille les consciences quant aux effets dévastateurs de l’usage des pesticides, tant pour les êtres humains que pour l’ensemble du monde vivant. Sous son impulsion, le mouvement écologique prend forme.

 

À la fin des Trente Glorieuses (1973), nous commençons à comprendre à quel point nous sommes indissociables de notre habitat premier car tout s’inscrit dans les boucles d’actions-réactions : actions humaines et réactions de la nature. La prise de conscience de nos capacités d’autodestruction, dans un contexte de dépendance de l’homme à la biosphère, questionne le sens et la valeur de nos actions.

Yongsey Mingyour Rinpotché, Center for Healthyminds

À cette interrogation, s’adosse bien sûr un impératif moral fondé sur la nécessité de penser la place que nous occupons, la portée de nos actes et les enjeux technologiques. Le philosophe allemand Hans Jonas s’attèle à cette tâche en publiant en 1979 Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique.

 

À la même période, en Norvège, le philosophe Arne Næss élabore l’écosophie, un modèle philosophique qui puise largement dans les traditions de sagesse indiennes, sa propre expérience de la nature et la vision holiste dont nous trouvons une belle expression dans le livre-phare de James Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, paru lui aussi en 1979. Notons enfin que l’arrivée en Occident de nombreux maîtres du bouddhisme tibétain, zen et theravada, dans le courant des années 60-70, va exercer une influence déterminante dans la prise de conscience écologiste à l’échelle mondiale.

Arne Næss : écosophie et écologie profonde

Arne Næss, spécialiste internationalement reconnu de Spinoza et de Gandhi, est un universitaire, un pacifiste, un alpiniste chevronné et un adepte des retraites solitaires dans sa cabane de Tvergastein.

Ses œuvres ont été couronnées de distinctions en Norvège. Sa démarche est reconnue dans les pays anglosaxons, en Allemagne et au Japon. 

 

Alain Grosrey - L'apport du bouddhisme à l'écologie profonde - Arne Næss

Arne Næss (1912-2009)
© silene.ong/fr

Écosophie

 

Dans un article publié sous sa plume en 1973, apparaît pour la première fois le terme écosophie. L’écosophie est un modèle théorique en continuelle construction. Il puise dans des sources variées : spirituelles pour le bouddhisme et le taoïsme, religieuses pour le christianisme, philosophiques quand il s’agit de se référer à Spinoza, Rousseau, Heidegger ou à la "philosophie organique" d’Alfred North Whitehead (1861-1947). On parlerait plutôt d’écosophies au pluriel parce que ces nombreuses sources d’inspiration donnent lieu à des tonalités variées. Le pluriel se justifie aussi car Arne Næss considère que chacun d’entre nous peut élaborer sa propre écosophie.

 

Au cœur de cette vision se trouve la réalisation de Soi. Le Soi relève d’une expérience en laquelle se révèle l’indissociabilité de l’être humain et de toutes les créatures vivantes. Næss parle même d’une extension de ce ressenti au point d’atteindre l’identification avec l’univers. Dans la partie finale du Sutra de l’ornementation fleurie des bouddhas (Gandavyuhasutra), on trouve une expression aboutie de ce ressenti. Ce texte très imagé, mentionné dans un autre article, expose la thématique de l’interdépendance et la conception holographique de l’univers.

 

Selon Arne Næss, nous détruisons la nature parce que nous vivons mal avec nous-même. Le processus qui favorise la réalisation de Soi se veut donc curatif. Au fond, il est question d’agir sur les causes de la dysharmonie et non pas exclusivement sur les symptômes. La démarche suit l’approche thérapeutique qui structure l’enseignement des Quatre Nobles Vérités.

Alain Grosrey - Apport du bouddhisme à l'écologie profonde - Arne Næss

La cabane de Tvergastein où Arne Næss se ressourçait.

Écologie profonde

 

On doit aussi au philosophe norvégien la paternité de l’expression écologie profonde (deep ecology). Il n’en donne pas une définition arrêtée et n’en détermine aucune caractéristique essentielle pour éviter toute forme de dogmatisme. L’adjectif profonde renvoie aux liens subtils qui nous rendent inséparables du monde vivant. On oppose profonde à superficielle quand superficielle qualifie une écologie centrée sur la préservation des ressources aux fins du développement durable.

 

Dans une vision schématique, l’écosophie constitue le fondement de l’écologie profonde. Le niveau 2 correspond à ce que Arne Næss appelle la "plateforme" : un ensemble de propositions et de normes générales qui font consensus. La reconnaissance des droits de la nature et de la valeur intrinsèque des formes de vie humaines et non-humaines fait partie de cette strate. L’Équateur a donné un exemple concret de cette norme en intégrant la Terre-Mère à sa constitution. L’assemblée équatorienne a ainsi reconnu le système de valeurs des peuples autochtones d’Amazonie. Avec ce même état d’esprit, mais cette fois en France, la juriste Marine Calmet a contribué à rendre effective la notion d’écocide (crime contre la nature). Le niveau 3 comprend l’ensemble des conséquences issues de la plateforme : modes de vie et options politiques adéquats. Enfin, le niveau 4 coïncide avec les décisions pratiques adaptées aux circonstances.

Nous sommes plus que nous-même

L’un des points clés de l’enseignement du Bouddha concerne l’examen du sentiment du moi, cette impression de former une unité stable et durable. L’activité mentale assemble des éléments et des facteurs discontinus : sensations, perceptions, pensées, émotions. La raison produit la représentation d’un tout unifié. Elle en lisse les contours. L’enseignement sur l’interdépendance vient déconstruire cette certitude. La réflexion et la pratique de la méditation analytique nous aident à comprendre que les phénomènes et la conscience se manifestent en se conditionnant les uns les autres dans un système d’interactions et d’interconnexions dont chaque facteur dépend entièrement des autres. Par conséquent, les phénomènes et le moi sont des abstractions et se réduisent à des constellations de processus. Même s’ils manifestent une certaine continuité et permanence, ces processus sont dénués d’existence propre.

 

Arne Næss s’intéresse de près à cette doctrine du non-soi (anatmavada). Il se penche sur les écrits bouddhiques, les étudie et médite dans sa cabane, en plein cœur d’une nature minérale. Cet enseignement l’interpelle car il fait écho à la notion de gestalt (1), une notion qu’il emploie pour exposer sa vision holistique de la vie. Toute expérience spontanée est une gestalt c’est-à-dire une expérience d’absence du dualisme sujet-objet. La bipolarité survient dès lors que nous commençons à interpréter le vécu spontané, à juger et à nommer les choses. La poésie bouddhique de paysage pointe vers cette expérience d’indifférenciation :

 

« La nuit est calme, tout mouvement, éteint –

Le chant de la cigale – lointain. » (2)

 

N’importe quel phénomène est un nœud au sein de champs relationnels. Chaque partie est en relation avec le tout et tient ses caractéristiques de ces relations. Rien n’est indépendant de ce qui l’entoure. Dans l’expression poétique, les nœuds se relâchent donnant à ressentir plus intensément les champs relationnels.

 

Un orage vient d’éclater. Je regarde la pluie tomber à verse sur les arbres familiers. Je ne peux concevoir l’existence des arbres sans leurs relations à la terre, à l’espace, à l’eau, aux oiseaux et aux insectes. En fin de journée, j’irai contempler les bleuets dans le champ de seigle teint de bronze sous l’effet du soleil endormi. La joie se lève déjà car je sais d’expérience à quel point la présence des bleuets élève la "qualité d’être" du lopin de terre où ils vivent. Les criquets et les grillons offriront leurs chants. Je retrouve des images semblables dans mes souvenirs d’adolescent. Le chemin vers les bleuets est aussi le chemin de la mémoire qui convoque le mariage du passé et du présent. Ces faisceaux de processus viendront se fondre dans la contemplation de la beauté. Ils culmineront dans l’augmentation de la sensation de vie.

 

La prise de conscience du tissu de relations dans lequel nous sommes inclus nous libère de la clôture de l’égo. Ainsi la réfutation de l’existence d’un soi autonome n’est pas un "moins" mais l’affirmation que nous sommes "plus" que nous-même. ◼️

 

 

Notes

(1) Gestalt (litt. forme). Terme qui appartient au vocabulaire de la psychologie de la perception (fin du XIXe siècle).

(2) Wang Wei (701-761), Les Saisons bleues, Libretto, 2004, p. 114.

 

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