Alimentation et bienveillance

 

Article n°4

Le poids néfaste de l'industrie agro-alimentaire sur la qualité des aliments et la condition des animaux d'élevage nous poussent à nous interroger sur notre alimentation. Derrière les considérations éthiques se profile un enjeu philosophique voire spirituel : une réflexion sur le lien entre compréhension et compassion. La bienveillance relève d’un savoir-faire éthique progressif. Se nourrir est une expérience qui devrait développer ce savoir-faire.

 

Chasse - Mise à mort de la beauté

« Il y a […] dans l’homme une disposition à la compassion aussi généralement répandue que nos autres instincts : Newton avait cultivé ce sentiment d’humanité, et il l’étendait jusqu’aux animaux […]. Cette compassion qu’il avait pour les animaux se tournait en vraie charité pour les hommes. En effet, sans l’humanité, vertu qui comprend toutes les vertus, on ne mériterait guère le nom de philosophe. » Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, 1ère partie, chapitre V.

Espérance de vie non-naturelle des animaux d'élevage

Espérance de vie non-naturelle des animaux d'élevage
Source : http://www.notre-planete.info/

En France, on connaît peu l’œuvre originale et profonde de Herman de Vries, un artiste néerlandais de 85 ans. Son travail, étroitement associé à une approche primordiale de la nature, a reçu l’influence de la pensée indienne. Même une modeste connaissance de la pensée orientale nous donne accès à une représentation de la nature qui souvent nous échappe : s’adonner à la contemplation de la pure existence du paysage, sans distinction entre ceci et cela, entre le singulier et l’universel, le dedans et le dehors, ce que nous sommes et ce qui se produit.

 

 

Le processus de déréalisation

Sous l'effet de l’industrie agro-alimentaire et des modes de vie de plus en plus citadins, la fracture entre nature et culture n’a cessé de s’amplifier. En quelques décennies, l’alimentation a connu des transformations radicales. Dans ce cadre, les droits des animaux destinés à la consommation paraissent toujours mineurs.

 

Généralement, nous n'avons pas vu pousser les légumes et les fruits que nous mangeons. Les carnivores n'ont parfois aucune idée de l'animal dont les chairs en lambeaux remplissent leurs assiettes. Ils ne connaissent rien de son caractère, de son allure, de ses relations avec ses congénères. Ils n'ont souvent aucune idée des conditions d’élevage et d’abattage ; ils ne savent rien de sa peur et de sa souffrance. De l’étable à l’assiette, le processus de déréalisation a fait son œuvre pour faire disparaître l’animal.

 

 

Vers le questionnement éthique

En occident, les motivations qui ont poussé certains à devenir végétariens étaient souvent animées par des considérations liées à la santé, à la protection de l’environnement et à la solidarité avec les pays en développement dont les terres surexploitées produisent des protéines végétales destinées à l’alimentation du bétail. Souvenons-nous que 7 kilos de céréales et 15 400 litres d’eau sont nécessaires pour produire 1 kilo de viande.

 

Avec l’avènement du Web et la multiplication des documentaires sur l’élevage industriel, les motivations ont pris une dimension plus éthique. Quelques chiffres donnent le vertige. Dans la seule Union européenne : de 1950 à 2000, la consommation de viande a été multipliée par 5 ; un individu consomme en moyenne 82 kilos de viande par an. Selon la FAO, pour la seule année 2015, les êtres humains ont tué 85 milliards de mammifères et de volatiles, et environ 150 milliards d’animaux marins. Le questionnement éthique s’amplifie quand on apprend que les animaux sont victimes d’un meurtre alimentaire alors qu’ils sont encore « enfants » ou « adolescents ». Songeons simplement aux veaux et aux agneaux de lait (voir le graphique à gauche, Une espérance de vie non-naturelle).

 

 

La bienveillance, un savoir-faire éthique progressif

La part de notre responsabilité dans la souffrance des animaux est immense. Or, nous vivons dans un monde interdépendant où tout être aspire à la paix et au bien-être. Ce paradoxe nous enseigne que la bienveillance relève d’un savoir-faire éthique progressif. L’analyse logique et la déduction peuvent nous aider à actualiser notre disposition naturelle à la bienveillance. Dans le cas de l’alimentation, elle ne semble pas spontanée. Comment donc passer de la simple conscience de soi à un altruisme étendu aux êtres non-humains ? Comment échapper à l’esprit dualiste qui nous enferme chacun dans un micro-monde ? Comment incarner une existence qui honore et protège la vie ? La réponse se trouve peut-être du côté de notre capacité à l'attention et à la sollicitude : la développer, l'étendre au cœur de notre micro-monde en effectuant chaque jour de micro-transformations.

 

 

L’alimentation : entraînement à la compréhension et à la compassion

À ce titre, l’alimentation quotidienne fournit un vaste champ de pratiques. Le monde vient à nous dans notre assiette et nous nous approprions ses bienfaits. Notre « moi » se nourrit en partie de cette interaction. En regardant de plus près, on voit à quel point il vit en dépendance de la Terre qui le sustente. Habituellement, notre altruisme s’efface sous la puissance de notre égoïsme, se mélange aux habitudes, aux coutumes, aux désirs de l’estomac, à notre besoin de nous préserver et de sécuriser notre existence, au refus d’admettre les douloureuses évidences de la souffrance animale. Tant que ce type de fonctionnement ne se relâche pas, aucun changement profond ne peut survenir. La sympathie fondamentale à l’égard du monde animal prend racine dans ce relâchement. Et ce relâchement naît lui-même de la capacité à se décaler de soi, en donnant peu à peu la priorité à ceux qui souffrent. De là, naît l’action appropriée qui implique spontanément une conversion alimentaire.

 

 

Une reliaison possible

Je ne parle pas ici d’une compassion naïve, sentimentale et enfantine, mais d’une compassion ancrée dans la compréhension de la personne humaine et des enjeux qui se jouent à chaque fois que nous portons un aliment à notre bouche. Ainsi se nourrir est une expérience qui développe un plus haut degré de conscience. Elle rend possible une reliaison à notre nature essentielle et à la Terre qui nous accueille. Dans une certaine mesure, une réforme alimentaire coïncide avec la volonté de préserver la « qualité d’être » du monde dont nous sommes partie prenante.

 

© Alain Grosrey, 23 janvier 2016

 

 

Aller plus loin

  • Pour une vue d’ensemble des arguments éthiques qui fondent le végétarisme, voir Helmut F. Kaplan, Fondements éthiques pour une alimentation végétarienne, L’Harmattan, 2008.
  • Peter Singer et Jim Mason, L'Éthique à table. Pourquoi nos choix alimentaires importent, L'Âge d'Homme, 2015.
  • Les accès aux alternatives végétales se multiplient. Pour savoir où manger vegan : http://vegoresto.fr/

 


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Commentaires: 1
  • #1

    Rémy BECARD (jeudi, 25 février 2016 12:22)

    Merci cher Alain pour cette contribution toujours d'actualité !
    Je partage :)
    Bien amicalement.